Il arrivait ce matin.
Pour l'attendre je me suis balancée dans le vieux rocking-chair, longtemps.
Puis j'ai pris un bon bain chaud.
Je suis allée réveiller François.
Il a pris ma petite valise.
Nous avons pris l'ascenseur, marché jusqu'à la voiture.
Je me suis installée, nous avons roulé.
Sur le parking il ne devait pas y avoir encore grand monde.
Il était quoi ? Cinq heures ? Six heures du matin.
Ascenseur encore. Ouille ça commence à tirer fort dedans.
On n'est pas seuls, enfin façon de parler: une sage-femme est là.
Je ne sais pas encore qu'elle ne mérite pas son nom.
Elle maugrée: elle n'a pas eu le temps de prendre son café.
Elle me laisse m'installer dans la salle d'accouchement.
Il y a une fenêtre devant moi, avec vue, sur la forêt.
Je pense au soleil. Il se lève. Je ferme les yeux.
Le soleil est à l'intérieur de moi.
Je sens sa chaleur.
Je viens d'arriver et il faut déjà pousser.
Lucas est au rendez-vous.
L'air traverse ses poumons et les ouvre comme un parachute.
Nous nous regardons pour la première fois.
Il pleure en cherchant à téter.
Je viens de vivre la plus grande aventure de ma vie.
La femme me prend mon bébé.
Il y a une autre femme, elle est fille de salle.
Fille de sale.
Par terre à côté d'elle elle a posé un balai et une serpillère dans un seau.
L'autre lui confie notre enfant, puis s'en va.
François reste un peu avec moi car il ne veut pas me laisser seule.
Lucas ne nous est pas rendu.
Nous ne savons pas où il est, ni ce qu'on lui fait.
Le temps est long.
François va chercher la femme, elle lui dit : "on se demandait si vous aviez envie de le voir"
J'ai envie de crier, mais ça y est François revient avec notre fils, notre premier né.
JOIE
Premier jour
Deuxième jour
Troisième jour
Quatrième jour, samedi, Lucas pleure beaucoup, mais on est samedi et "il ne faut pas déranger le pédiatre pour aussi peu".
Cinquième jour, dimanche, Lucas pleure anormalement beaucoup, mais on est dimanche et "il ne faut pas déranger le pédiatre pour aussi peu". On me retire mon enfant "il sent votre lait et ça le perturbe"
Sixième jour. Le pédiatre finit par ausculter Lucas. "Il a une jaunisse. Il faut le mettre sous une lampe et tout rentrera dans l'ordre. Ne vous inquiétez pas "
Septième jour. Nous sommes toujours bloqués là. Lucas a toujours la jaunisse.
Nuit.
"Madame, votre enfant ne va pas bien"
" il a faim c'est l'heure de la tétée?"
"Non, il ne va pas bien du tout"
je veux le voir
François est déjà là, effondré
Notre bébé est là dans une petite salle sombre avec d'autres bébés dans des couveuses
je le cherche
il dort
je crois qu'il dort
mais je sais que non
on me l'a dit
alors je le vois sans le reconnaître
Je tiens un tout petit mort dans mes bras
j'ai vingt deux ans
C'est la première fois.
On nous a demandé si nous étions d'accord pour participer à un programme de recherche sur la mort subite du nourrisson. Nous avons accepté l'autopsie. Celle-ci révèlera un nombre de bactéries record dans ses poumons et dans les méninges ainsi que dans son sang. Lorsque je suis revenue à la clinique pour réclamer les traces des soins effectués sur mon enfant durant son séjour, le médecin qui me suivait m'a donné un carnet de santé vide, et voyant que j'étais à nouveau enceinte m'a laissé entendre que le prochain bébé ne serait certainement pas viable, étant donné que, au vu du rapport d'autopsie le thymus de Lucas était anormalement gros. Sa remarque était non seulement cruelle mais infondée.
C'était faux. Le thymus grossit lorsqu'il est confronté à une infection. L'organisme de Lucas s'est battu. Mais les adversaires étaient trop coriaces et trop nombreux. Et il était si petit.
Il a suffi d'un doigt sale enfoncé dans sa bouche. Un doigt atrocement sale.
J'ai rencontré la femme médecin légiste à l'hôpital Saint Antoine à Paris, elle m'a tout expliqué. Qu'elle soit remerciée. C'est elle qui a tenu notre petit Lucas dans ses bras pour la dernière fois.
Il aurait aujourd'hui 34 ans.
Puis, trois autres enfants m'ont réparée. Ils sont mes soleils. Ma JOIE.
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