samedi 25 janvier 2020

Je m'applique



C'est comme essayer de tenir un objet
 dont on ne connait pas l'utilité
 dans les mains pour la première fois. 
Comment le tenir ? Est-ce fragile ? 
Présente-t-il un risque (de brûlure, de coupure etc...) ?
Je me concentre, je jauge,
 quand d'autres s'accrochent
je m'applique.












lundi 13 janvier 2020

Les grands frères et les grandes sœurs

Les Grands Frères


Amis pleins de rumeurs où êtes-vous ce soir
Dans quel coin de ma vie longtemps désaffecté ?
Oh ! Je voudrais pouvoir sans bruit vous faire entendre
Ce minutieux mouvement d'herbe de mes mains
Cherchant vos mains parmi l'opaque sous l'eau plate
D'une journée, le long des rives du destin !
Qu'ai-je fait pour vous retenir quand vous étiez
Dans les mornes eaux de ma tristesse, ensablés
Dans ce bief de douceur où rien ne compte plus
Que quelques gouttes d'une pluie très pure comme les larmes ?
Pardonnez-moi de vous aimer à travers moi
De vous perdre sans cesse dans la foule
O crieurs de journaux intimes seuls prophètes
Seuls amis en ce monde et ailleurs !

René Guy Cadou




L'HOMME APPROXIMATIF (extrait)

I

dimanche lourd couvercle sur le bouillonnement du sang
hebdomadaire poids accroupi sur ses muscles
tombé à l'intérieur de soi-même retrouvé
les cloches sonnent sans raison et nous aussi
sonnez cloches sans raison et nous aussi
nous nous réjouirons au bruit des chaînes
que nous ferons sonner en nous avec les cloches

quel est ce langage qui nous fouette nous sursautons dans la lumière
nos nerfs sont des fouets entre les mains du temps
et le doute vient avec une seule aile incolore
se vissant se comprimant s'écrasant en nous
comme le papier froissé de l'emballage défait
cadeau d'un autre âge aux glissements des poissons d'amertume

les cloches sonnent sans raison et nous aussi
les yeux des fruits nous regardent attentivement
et toutes nos actions sont contrôlées il n'y a rien de caché
l'eau de la rivière a tant lavé son lit
elle emporte les doux fils des regards qui ont traîné
aux pieds des murs dans les bars léché des vies
alléché les faibles lié des tentations tari des extases
creusé au fond des vieilles variantes
et délié les sources des larmes prisonnières
les sources servies aux quotidiens étouffements
les regards qui prennent avec des mains desséchées
le clair produit du jour ou l'ombrageuse apparition
qui donnent la soucieuse richesse du sourire
vissée comme une fleur à la boutonnière du matin
ceux qui demandent le repos ou la volupté
les touchers d'électriques vibrations les sursauts
les aventures le feu la certitude ou l'esclavage
les regards qui ont rampé le long des discrètes tourmentes
usé les pavés des villes et expié maintes bassesses dans les aumônes
se suivent serrés autour des rubans d'eau
et coulent vers les mers en emportant sur leur passage
les humaines ordures et leurs mirages

l'eau de la rivière a tant lavé son lit
que même la lumière glisse sur l'onde lisse
et tombe au fond avec le lourd éclat des pierres

les cloches sonnent sans raison et nous aussi
les soucis que nous portons avec nous
qui sont nos vêtements intérieurs
que nous mettons tous les matins
que la nuit défait avec des mains de rêve
ornés d'inutiles rébus métalliques
purifiés dans le bain des paysages circulaires
dans les villes préparées au carnage au sacrifice
près des mers aux balayements de perspectives
sur les montagnes aux inquiètes sévérités
dans les villages aux douloureuses nonchalances
la main pesante sur la tête
les cloches sonnent sans raison et nous aussi
nous partons avec les départs arrivons avec les arrivées
partons avec les arrivées arrivons quand les autres partent
sans raison un peu secs un peu durs sévères
pain nourriture plus de pain qui accompagne
la chanson savoureuse sur la gamme de la langue
les couleurs déposent leur poids et pensent
et pensent ou crient et restent et se nourrissent
de fruits légers comme la fumée planent
qui pense à la chaleur que tisse la parole
autour de son noyau le rêve qu'on appelle nous

les cloches sonnent sans raison et nous aussi
nous marchons pour échapper au fourmillement des routes
avec un flacon de paysage une maladie une seule
une seule maladie que nous cultivons la mort
je sais que je porte la mélodie en moi et n'en ai pas peur
je porte la mort et si je meurs c'est la mort
qui me portera dans ses bras imperceptibles
fins et légers comme l'odeur de l'herbe maigre
fins et légers comme le départ sans cause
sans amertume sans dettes sans regret sans
les cloches sonnent sans raison et nous aussi
pourquoi chercher le bout de la chaîne qui nous relie à la chaîne
sonnez cloches sans raison et nous aussi
nous ferons sonner en nous les verres cassés
les monnaies d'argent mêlées aux fausses monnaies
les débris des fêtes éclatées en rire et en tempête
aux portes desquelles pourraient s'ouvrir les gouffres
les tombes d'air les moulins broyant les os arctiques
ces fêtes qui nous portent les têtes au ciel
et crachent sur nos muscles la nuit du plomb fondu

je parle de qui parle qui parle je suis seul
je ne suis qu'un petit bruit j'ai plusieurs bruits en moi
un bruit glacé froissé au carrefour jeté sur le trottoir humide
aux pieds des hommes pressés courant avec leur morts autour de la mort qui étend ses bras
sur le cadran de l'heure seule vivante au soleil

le souffle obscur de la nuit s'épaissit
et le long des veines chantent les flûtes marines
transposées sur les octaves des couches de diverses existences
les vies se répètent à l'infini jusqu'à la maigreur atomique
et en haut si haut que nous ne pouvons pas voir avec ces vies à côté que nous ne voyons pas
l'ultra-violet de tant de voies parallèles
celles qui nous aurions pu prendre
celles par lesquelles nous aurions pu ne pas venir au monde
ou en être déjà partis depuis longtemps si longtemps
qu'on aurait oublié et l'époque et la terre qui nous aurait sucé la chair
sels et métaux liquides limpides au fond des puits

je pense à la chaleur que tisse la parole
autour de son noyau le rêve qu'on appelle nous

Tristan Tzara



FOURMI


Une fourmi fait un trajet
De cette branche à cette pierre
Une fourmi, taille ordinaire
Sans aucun signe distinctif
Ce matin, juin, je crois le sept.
Elle porte un brin, un fétu
Cette fourmi, taille ordinaire
Qui n'a pas la moindre importance
Passe d'un trot simple et normal

Il va pleuvoir, cela se sent
Et je suis seul. Moi, seul au monde
Ai vu passer cette fourmi
Au temps des Grecs et des Romains
D'autres fourmis couraient ainsi
Dont rien jamais ne parle plus
Cette fourmi, taille ordinaire
Sans aucun signe distinctif
Qui serait-elle ? Comment va-t-elle ?

Et toi et moi qui sommes-nous ?
Et comment tournent les planètes
Qui n'ont pas la moindre importance ?
Que fait l'histoire au fond des cœurs
Et comment battent ces cœurs d'hommes
Qui n'ont pas la moindre importance ?
Que font les fourmis de l'esprit ?

Ce matin, juin, je crois, le sept.
Sans aucun signe distinctif
Il va pleuvoir, cela se sent
Cela fera du bien aux champs
- Et ta fourmi, taille ordinaire
Qu'en as-tu fait ? Que devient-elle ?
Crois-tu qu'elle était amoureuse ?
Crois-tu qu'elle avait faim ou soif ?
Crois-tu qu'elle était vieille ou jeune
Ou triste ou gaie ?
Intelligente ou bien quelconque ?
Pourquoi, pourquoi
Pourquoi, pourquoi
Ça n'a-t-il pas plus d'importance ?
Pourquoi, pourquoi
Ça n'a-t-il pas plus d'importance ?
Pourquoi... Pourquoi
Pourquoi... Pourquoi
Pourquoi... Pourquoi
Pourquoi ?

NORGE

« On est devenu soi-même imperceptible et clandestin dans un voyage immobile. Plus rien ne peut se passer, ni s'être passé. Plus personne ne peut rien pour moi ni contre moi. Mes territoires sont hors de prise, et pas parce qu'ils sont imaginaires, au contraire : parce que je suis en train de les tracer. Finies les grandes ou les petites guerres. Finis les voyages, toujours à la traîne de quelque chose. Je n'ai plus aucun secret, à force d'avoir perdu le visage, forme et matière. Je ne suis plus qu'une ligne. Je suis devenu capable d'aimer, non pas d'un amour universel abstrait, mais celui que je vais choisir, et qui va me choisir, en aveugle, mon double, qui n'a pas plus de moi que moi. On s'est sauvé par amour et pour l'amour, en abandonnant l'amour et le moi. On n'est plus qu'une ligne abstraite, comme une flèche qui traverse le vide. Déterritorialisation absolue. On est devenu comme tout le monde, mais à la manière dont personne ne peut devenir comme tout le monde. On a peint le monde sur soi, et pas soi sur le monde. » Gilles Deleuze


N'envoyez pas de lettres


N’envoyez plus de lettres, seulement des feuilles
D’arbres, que le soleil détache ou le vent cueille
Ou l’automne abat et dépose entre vos mains.
Je ne les recevrai jamais le lendemain,
Mais j’ai depuis toujours l’habitude d’attendre
Et mon cœur, de veiller, n’en sera pas moins tendre.
Vous ne pourrez, c’est vrai, rien écrire dessus,
Cependant je lirai comme si j’avais su
Les paroles que vous formulez dans votre âme
Tant vos rêves pour moi ont l’éclat de la flamme.
Choisissez les couleurs suivant le ton des jours ;
Que la feuille soit fraîche si le ciel est lourd,
Et d’un vert bien profond si le ciel est trop pâle.
Qu’elle soit de chêne et blonde comme le hâle
Au front d’un bel enfant, quand s’achève l’été,
Et lorsque vient Novembre, afin de refléter
Ce qu’il ensevelit et ce qu’il remémore
Veuillez me cueillir une feuille au sycomore.
(Mais qu’elle soit de hêtre, d’aulne ou d’olivier,
que m’importe après tout pourvu que vous viviez !)
Et si, dans le futur, un jour Dieu vous propose
Par hasard le bonheur, pour me dire la chose
Envoyez simplement une feuille de rose.

Aliette Audra
 (Paris, 1897 - Lausanne, 1962)