vendredi 15 mai 2020
GIONO Jean
"Chaque forme de la technique aura exactement sa forme formée avec de la chair sans souvenir, sans membres en trop, sans souffrance possible. La beauté est un mot poétique. Ce sera désormais un mot technique. Cette chair sera belle. Sa beauté est son exacte utilité. Non, ce n'est pas ici que vous avez reculé d'horreur. Le gouffre de la raison technique ne peut pas vous donner le vertige. Il vous est familier ; il vous est plus familier que votre propre beauté. Vous avez déjà perdu le commandement de vous-même. Ce que vous haïssez, ce qui mot à mot a meurtri votre chair déjà mystérieusement désespérée, c'est tout le reste du livre. Il parlait à de vieux souvenirs qui depuis longtemps sont en trop. Je vais vous dire le vrai motif de votre haine : vous n'avez trouvé personne à adorer dans ces pages ; et vous avez un terrible besoin d'adorer. La grande vérité est précisément qu'il n'y a rien ni personne à adorer nulle part. Et voilà l'endroit où je vais vous laisser pour qu'à partir de là vous fassiez vous-même votre espérance. Je ne fais effort ni pour qu'on m'aime ni pour qu'on me suive. Je déteste suivre, et je n'ai pas d'estime pour ceux qui suivent. J'écris pour que chacun fasse son compte."
Le poids du ciel
Ces étudiants qui viennent souvent me voir et dont la jeunesse est si amère, je les interroge sur leurs projets d’avenir. Je suis bouleversé de leur amertume, je souffre de leur souffrance. Ils sont comme si une partie de moi-même était en train de mourir. Ils me disent qu’ils consacrent ou qu’ils ont consacré de longues années – et les meilleures – à préparer et à passer des examens sévères, des concours difficiles. Ils ont des diplômes. Ils se plaignent de n’avoir pas les places auxquelles ces diplômes donnent droit (…) Ils se désespèrent de ne pouvoir être professeur, contrôleurs des finances, astronomes. Si d’autres sont dans ces places, ne t’en inquiète pas, laisse-les. On a dû te dire qu’il fallait réussir dans la vie ; moi je te dis qu’il faut vivre, c’est la plus grande réussite du monde. On t’a dit : « avec ce que tu sais, tu gagneras de l’argent. » Moi, je te dis : « Avec ce que tu sais, tu gagneras des joies. » C’est beaucoup mieux.
Les vraies richesses
C’est à ce moment là que je me souciai de l’âge de cet homme. Il avait visiblement plus de cinquante ans. Cinquante-cinq, me dit-il. Il s’appelait Elzéard Bouffier. Il avait possédé une ferme dans les plaines. Il y avait réalisé sa vie. Il avait perdu son fils unique, puis sa femme. Il s’était retiré dans la solitude où il prenait plaisir à vivre lentement, avec ses brebis et son chien. Il avait jugé que ce pays mourait par manque d’arbres. Il ajouta que, n’ayant pas d’occupations très importantes, il avait résolu de remédier à cet état de choses.
l'homme qui plantait des arbres
"Jourdan, tu te souviens d'Orion fleur de carotte ?
- Je me souviens
- Le champ que tu labourais, le tabac que tu m'as donné ?
- Je me souviens
- Tu m'as demandé : "N'as-tu jamais soigné les lépreux ?"
- Je me souviens comme d'hier. Tu m'as répondu: "Non; je n'ai jamais soigné les lépreux."
- Tu traînais une grande peine.
- Oui
- Plus de goût
- Non.
- Plus d'amour.
- Non.
- Rien.
- La vieillesse, dit Jourdan.
- Tu te souviens, dit Bobi, de la grande nuit ? Elle fermait la terre sur tous les bords.
- Je me souviens.
- Alors je t'ai dit: regarde là-haut, Orion-fleur-de-carotte, un petit paquet d'étoiles.
Jourdan ne répondit pas. Il regarda Jacquou, et Randoulet, et Carle. Ils écoutaient.
- Et si je t'avais dit Orion tout seul, dit Bobi, tu aurais vu les étoiles, pas plus, et, des étoiles çà n'était pas la première fois que tu en voyais, et çà n'avait pas guéri les lépreux cependant. Et si je t'avais dit : fleur de carotte tout seul, tu aurais vu seulement la fleur de carotte comme tu l'avais déjà vu mille fois sans résultat. Mais je t'ai dit : Orion-fleur-de-carotte, et d'abord tu m'as demandé : pardon ? pour que je répète, et je l'ai répété. Alors, tu as vu cette fleur de carotte dans le ciel et le ciel a été fleuri.
- Je me souviens, dit Jourdan, à voix basse.
- Et tu étais déjà un peu guéri, dis la vérité.
- Oui, dit Jourdan
Que ma joie demeure
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